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Le regard vers l'horizon, c'est le regard vers l'intérieur

Extraits d'interviews réalisées avec Ch. Wagner par Guido Wenzel pour son documentaire "Trente-deux directions de la rose des vents" qui relate le tournage de "Transatlantis".
Texte français: Josie Mély

TRANSATLANTIS, c'est l'histoire d'une quête, celle d'un physicien qui a réussi et qui s'élance soudain à la poursuite de rêves inassouvis...Quel rôle jouent les séquences oniriques dans votre film?
C'est un film complexe avec plusieurs niveaux narratifs. Il tourne à la fois autour de la réalité, autour de rêves et de visions, autour de la connaissance que nous avons des légendes et des mythes.
Chaque rêve qui apparaît dans le film a une fonction bien précise...par exemple ce radeau qui file à contre-courant et remonte aux sources. Il correspond à l'itinéraire de Neuffer qui est lui-même au coeur du film.
Sans cette séquence surréaliste, sans les scènes de rêve, je n'aurais pas eu envie de tourner "Transatlantis".

D'après Jürgen Tröster, le directeur de production, vous avez une méthode de travail particulière: vous repérez si minutieusement vos lieux et vos sujets, que vous semblez commencer par écrire votre film avec vos pieds !
Je ne rédige mon scénario qu'à partir du moment où je connais mes futurs lieux de tournage comme ma poche. Je me suis baladé si souvent sur mon plateau des Alpes, qu'à la fin je savais précisément où et comment je voulais tel ou tel plan. C'est moi, c'est ma perception des choses qui induit ce besoin d'une connaissance parfaite des lieux et donc de l'environnement dans lequel mes personnages vont évoluer. La flèche de l'église qui veille encore sur le village englouti du lac Reschensee, je la connais depuis mon enfance. J'y ai toujours associé ma propre vision de l'Atlantide: un univers qui a sombré un jour et qui refait soudain surface.

Ce plateau du Gottesacker, à 2000 mètres d'altitude, suppose toute une logistique...Je crois que vous avez dû monter la tente pour y passer la nuit et porter tout le matériel à dos d'homme, à une heure de marche du téléphérique ?
Ce n'est pas seulement au Tibet qu'il a fallu se fatiguer ! Et même si vous vous préparez bien, la Nature peut toujours jouer contre vous. Cette mer de brouillard que Neuffer découvre, elle ne se forme que durant certaines matinées d'automne - très rares. Etre sûr de pouvoir capter cette ambiance étrange avec la caméra au bon moment, c'est un véritable coup de poker ! Nous aurions aussi bien pu être au Népal ou au Tibet, alors que ce brouillard tombait sur l'Allgäu ! Et il aurait fallu attendre l'automne suivant pour tourner ces séquences. Il faut faire confiance à son intuition.

Le film tente de donner des réponses à travers les images plutôt qu'à travers les paroles échangées. C'était compliqué de tourner les scènes capitales du film. Avez-vous pensé à des alternatives possibles pour réaliser les mêmes images ?
Le plan le plus important du film ne pouvait être tourné qu'à 2 000 mètres d'altitude, sur un terrain accidenté. C'était là-haut que pouvait se concrétiser cette vision. J'ai toujours dans la tête certaines images qui sont tellements intenses qu'elles tournent à l'obsession. Je ne peux m'en délivrer qu'une fois que je les ai intégrées dans un film.

Et pourquoi était-il indispensable de tourner aussi au Népal et au Tibet ?
L'histoire, sa construction, font que Neuffer doit se retrouver à la fin dans un monde totalement aride. Avant d'arriver avec Nele à ce fameux lac de l'Himalaya, il se fait tout à coup un grand silence. Et puis, après leur arrestation, juchés sur un camion chinois, Neuffer et Nele traversent ce paysage lunaire, cet univers de ruines du Tibet. Tout y est destruction, désolation. Il n'y a plus rien. On ne voit plus la civilisation, mais un processus inverse. Ces images, ce n'est pas seulement le Tibet. Elles représentent aussi une métaphore du "Nomadsland", de l'Atlantide.

Comment avez-vous vu obtenir une autorisation de tournage au Tibet ? Je crois que c'est l'un des premiers longs métrages de fiction jamais tournés dans ce pays ?
Mes recherches pour le Tibet m'ont pris deux mois. Lorsque j'ai lancé mon projet, la majorité des gens me disaient: tu ne pourras jamais tourner au Tibet ! Sors-toi cette idée de la tête ! J'ai bien sûr cherché des solutions de repli. Mais ce paysage totalement vide et stérile de même que cette lumière fabuleuse; je ne les ai trouvés que là-haut, sur ce plateau tibétain.

Le film commence à 160 mètres sous terre et se termine à 5200 mètres d'altitude. Ca doit être épuisant de planter sa caméra dans ces conditions ?
Là-haut, l'oxygène se fait rare et le moindre geste d'un acteur, la moindre indication de régie, le moindre déplacement de la caméra coûtent des efforts considérables. Il faut réfléchir à trois fois avant de changer de lieu de tournage.
Mais c'était la règle du jeu dans ce film. Tous els membres de l'équipe devaioent passer par ces épreuves physiques et psychiques. Pour moi aussi, c'était une situation-limite. Lorsque nous avons tourné à la frontière chinoise, nous étions dan un état de stress maximum. On est sans arrêt sous pression, parce qu'on ne sait pas par exemple, combien de temps on pourra encore effectivement tourner. A tout moment un officier pouvait arriver et nous interdire de poursuivre notre travail. Il faut être terriblement concentré et précis.

Pour vous rendre dans le Dolpo, au Népal, vous avez marché durant 6 jours avec une équipe de 20 personnes et 70 sherpas. Vous vouliez montrer à vos collaborateurs ce que ça signifie: faire un film "avec ses pieds" ? Ou bien votre budget de 3,5 millions de DM vous obligeait-il à réduire les frais de transport ?
Cet épisode ne nous a certainement pas fait faire des économies. J'ai procédé ainsi en priorité par rapport aux nécessités du scénario et aussi pour des raisons d'acclimatation. Ce qui importe, c'est de savoir si certains éléments sont essentiels et incontournables ou non. Si pour ce film, il avait fallu faire grimper tout le monde à 8000 mètres sur un glacier, je l'aurais fait. Certaines situations extrêmes permettent de susciter un état de concentration intérieure intense, d'engendrer une dynamique propre qui a une influence sur les scènes à tourner.
Certes, je sais que Daniel Olbrychski est d'avis que l'acteur peut produire les mêmes effets grâce à son jeu. Il est évident qu'il est lui-même un excellent acteur. Mais l'effort physique qui se lit sur votre visage au bout de six jours de trekking, je crois que même le meilleur des acteurs ne peut pas le faire passer. C'est une question de visage mangé par la barbe, de rides. Et ça, je ne voulais pas y renoncer. Pour mon histoire, il était capital d'avoir fait cette expérience d'une marche dans l'Himalaya.
Il faut savoir ce que c'est de se réveiller moulu le matin, parce qu'on a dormi dans un sac de couchage et pas dans un lit à baldaquin ! Savoir ce que c'est de se laver dans l'eau glacée d'un lac ou d'une rivière. Voir que vos cheveux ont une autre apparence, que vous êtes poussiéreux.

Le but de cette randonnée était le lac Phoksundo situé dans une contrée isolée du Dolpo, à l'Ouest du Népal...
Le lac Phoksundo est le plus profond du massif himalayen et a quelque chose de magique. Dans un premier temps, lorsque nous sommes arrivés sur la crête et que nous l'avons découvert, nous avons été d'abord déçus. Nimbé de vapeurs bleu pâles, il n'avait d'extraordinaire. Nous nous sommes demandés pourquoi nous avions fait autant d'efforts pour parvenir jusque là. Moi aussi, d'autant que dans mon souvenir et sur mes photos de repérage, il était tout à fait différent. Et puis, en l'espace d'une heure, le vent a tourné, la nature de la lumière a changé et soudain le lac nous est apparu dans tout son éclat et sa beauté. Mais par la suite, le public qui voit ces plans au cinéma, ne se demande jamais dans quelles conditions ils ont pu être tournés !


 


 

 

 

La mer de brouillard rappelle certains tableaux du peintre allemand Caspar David Friedrich. Neuffer a sa vision depuis une montagne, lieu de l'élévation de l'âme. En cela, TRANSATLANTIS est tout à fait dans la tradition romantique...
TRANSATLANTIS évoque sans nul doute le "Voyageur devant une mer de nuages"de Caspar David Friedrich. Mais cette évocation-là correspond surtout à un souvenir très prégnant de mon enfance. Celui qui a déja assisté à ce genre de phénomène ou celui qui a grandi en montagne, saura immédiatement de quoi je parle. Les sommets ressemblent alors à de petites îles émergeant du brouillard.
Mais plus encore que Caspar David Friedrich dont les personnages ont souvent le regard perdu dans les lointains, c'est un autre tableau qui m'a inspiré. Il s'agit de "l'Attente" de Richard Oelze, qui se trouve au Museum of Modern Art de New York. On y voit un groupe de personnes qui tournent le dos. Le regard vers l'horizon, c'est le regard vers l'intérieur. "L'attente", c'est le leitmotiv de TRANSATLANTIS, puisque Neuffer vit en fait dans une situation d'expectative qui est aussi faite d'espoir.
Ce film dépeint simplement une réalité terriblement humaine. Nous passons notre temps à attendre quelque chose, à penser que notre vie va prendre un autre cours. Nous ne savons pas lequel, mais cela ne nous empêche pas d'espérer le grand amour, une belle carrière, la fortune, le bonheur total...que sais-je encore. Je crois que c'est en tout cas l'un des moteurs essentiels de l'existence.
Tout au début du film, Neuffer revient dans son village d'origine et observe un curieux rassemblement d'hommes et de femmes: c'est "l'Attente". Ce thème revient sous forme de tryptique dans le film. Jusqu'au Tibet où un autre destin "attend" les nomades: ils vont être arrêtés et déportés.

 



Au CERN de Genève, des chercheurs européens consacrent une énergie considérable pour reproduire le big bang des origines. Le physicien Neuffer se trouve lui-même pris au coeur d'un champ de forces et entraîné de Genève à son Allgäu natal puis enfin dans l'Himalaya. Un homme renonce-t-il à une carrière pour oser prendre un nouveau départ ?
Dans le cas de Neuffer, la vision d'une Atlantide qui n'aurait pas été engloutie, est en fait la traduction métaphorique d'une autre quête: celle de l'individu parti à la poursuite de ses rêves et de l'utopie perdue. A chaque moment, le doute s'insinue, l'homme s'interroge sur sa vie, ses choix, ses comportements. Après les affres de l'agonie et le nécessaire travail de deuil, une re-naissance (unbedingt mit Bindestrich) peut intervenir. A cela s'ajoute la volonté de savoir: le commissaire veut élucider le meurtre du téléphérique, Neuffer veut aller jusqu'au bout de son rêve.
Je voulais montrer un homme qui a réussi et qui se trouve soudain confronté à des problèmes existentiels. La mort de sa mère n'est certainement pas étrangère à cet état de fait. Si on regarde bien le film, on y trouve un élément de liaison. C'est la mer de brouillard qui apparaît à deux reprises. La mère meurt en fait après la première de ces séquences. On pourrait penser que Neuffer se trouve déja dans une phase totalement onirique, qu'il ne fait qu'imaginer le décès de sa mère parce qu'il le redoute et anticipe les conséquences qu'il aurait sur sa propre vie.

 

 

Un chercheur quitte sa femme, replonge aux sources de son passé et part à l'aventure avec une gamine. Cas typique de "midlife crisis" ?
Mais ce n'est pas du tout ça le sujet du film ! Peu importe ce qu'on est en train de vivre, que l'on soit au sommet de sa carrière ou pas, que l'on soit heureux en amour ou pas, que l'on soit riche ou pauvre, ce type de remise en question existentielle peut intervenir à tout moment. Savoir ce qui nous motive vraiment, si la vie que nous menons est conforme à nos attentes et à nos envies, si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes... Autant de questions qui concernent chacun de nous si nous acceptons de ne pas les refouler. Et qui donnent donc toute sa puissance et sa pertinence à ce film.

Un scientifique a une vision et se retrouve propulsé dans un paysage désertique, une société archaïque. Un homme raté ou un homme qui a changé ?
J'ai réfléchi très longtemps à la fin du film. Or ce qui est intéressant, c'est que chacun de ceux qui ont participé au film, en avait sa propre version. C'est donc aussi au spectateur de choisir lui-même le dénouement qui lui convient. J'aimerais qu'il soit troublé au sens positif du terme. Et qu'il puisse rentrer chez lui sans avoir l'impression d'un "happy end", ni d'une tragédie. Il faudrait pouvoir s'interroger sur ce que Neuffer a fait et sur ce qu'on aurait fait à sa place. C'est à une frontière que Neuffer finit par échouer...mystérieusement à cause d'une montre. Au sens figuré aussi, il est parvenu à sa propre frontière, à ses propres limites, celles d'un mode de réflexion
scientifique auquel il est incapable de renoncer. Et il se retrouve en prison.
D'où l'intérêt de le présenter au début du film dans le halo de sa réussite et les mondanités. Et puis le personnage s'effondre. Par pans. Et c'est un homme totalement métamorphosé qui se retrouve dans l'Himalaya. Les cheveux et l'esprit en bataille.
Je crois que dans TRANSATLANTIS il faut se laisser porter par les ambiances et les images, les mouvements et les enchaînements, accepter de rentrer dans le film et constater ensuite ce que l'on ressent. Personnellement, cette histoire m'a mobilisé durant cinq ou six ans...L'aventure d'un homme en quête de sens, de traces, de pistes. Il n'y a pas d'autres clés à donner pour l'instant. Et mieux vaut poser des bonnes questions que de donner des mauvaises réponses.